KRISHNAMURTI

KRISHNAMURTI

La Première et Dernière Liberté (extraits) – Le livre de Poche 1979

Communiquer l’un avec l’autre, même si l’on se connaît très bien, est extrêmement difficile. Il se peut que j’emploie des mots dans un sens qui n’est pas le votre, mais il ne peut y avoir de compréhension entre nous que si nous nous rencontrons au même niveau, au même instant. Une telle entente comporte une affection réelle entre une personne et l’autre, entre mari et femme, entre amis intimes. C’est cela la vraie communion : une compréhension réciproque et instantanée qui se produit lorsqu’on se rencontre au même niveau, au même instant.

Il existe un art d’écouter. Pour écouter réellement, il faut pouvoir abandonner, ou écarter, tous les préjugés, les expressions toutes faites et les activités quotidiennes. Lorsqu’on est dans un état d’esprit réceptif, l’on peut comprendre aisément. Mais, malheureusement, la plupart d’entre nous écoutons à travers un écran de résistances. Nous vivons derrière un écran fait de préjugés, religieux ou spirituels, psychologiques ou scientifiques, ou composé de nos soucis quotidiens, de nos désirs et de nos craintes. Et, abrité derrière tout cela, nous écoutons. Il est donc difficile d’écouter de façon à comprendre instantanément ce que l’on nous dit. Ce sera là une de nos difficultés.

Il n’y a pas de perception directe là où se trouvent une résistance, une protection, une sauvegarde. La compréhension vient avec la perception de ce qui « est ».

C’est lorsque nous commençons à interpréter, à traduire selon notre conditionnement et nos préjugés, que la vérité nous échappe. Admettre ce qui « est », en être conscient, met fin aux luttes. Si je sais que je suis un menteur, si c’est un fait que je reconnais, la lutte cesse. Savoir que l’on est dans une certaine condition, dans un certain état, est déjà un processus de libération ; mais celui qui n’est pas conscient de son conditionnement, de sa lutte, essaie d’être autre chose que ce qu’il est, ce qui engendre des habitudes.

Je pense que, sans trop de discussions, sans trop d’expressions verbales, nous sommes tous conscient qu’actuellement nous vivons dans un chaos, une confusion, une misère, à la fois individuels et collectifs. Cela est vrai non seulement en Inde, mais partout dans le monde : en Chine, en Amérique, en Angleterre, en Allemagne, bref, le monde entier est dans un état de confusion, de misère grandissante. Cette souffrance, non seulement individuelle mais aussi collective, est extraordinairement aiguë. Il s’agit donc d’une catastrophe mondiale. Étant conscient de cette confusion, quelle est votre réponse à ce fait ?

Comment réagissez-vous à cet énorme chaos, à cette confuse incertitude de l’existence ? Soyez-en conscient à mesure que j’en parle ; ne suivez pas mes mots mais la pensée qui agit en vous. La plupart d’entre vous ont l’habitude d’être des spectateurs et de ne pas participer à l’action.

Mais si vous ne faites qu’assister, si vous n’êtes que des spectateurs, vous perdrez le sens de ce discours. Je vous prie donc de découvrir votre propre réponse à ce chaos, à cette souffrance.

Comment sont nées cette peur, cette incertitude de la vie. Cela indique, évidemment, un écroulement des valeurs morales et spirituelles et la glorification des valeurs sensorielles, des valeurs des choses faites par la main ou la pensée. Plus nous donnons d’importance aux valeurs sensorielles, aux objets, plus grande est la confusions. Vous n’avez guère besoin de consulter des ouvrages pour vous rendre compte que vos valeurs, vos richesses, votre existence économique et sociale sont basées sur des choses faites par la main ou la pensée.

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Tout ce que nous faisons à présent semble conduire au chaos, à la souffrance, à un état malheureux. Observez votre propre vie et vous verrez que votre existence est toujours au bord de la douleur. Pouvons-nous mettre tout de suite fin à cette misère et ne plus être emportés par la vague de confusion et de douleur ?

La vraie révolution ne peut avoir lieu que lorsque vous, l’individu, devenez lucide dans votre rapport avec autrui, avec votre femme, votre mari, votre enfant, votre employeur, votre voisin qui constituent la société. La société en soi n’existe pas. La société est ce que vous et moi, dans nos relations réciproques, avons créé.

Si je suis dans la confusion en ce qui concerne mes rapports humains, je crée une société qui est la réplique de cette confusion, l’expression extérieure de ce que je suis.

Lorsque nous comptons sur un système pour transformer la société, nous ne faisons qu’éluder la question ; un système ne peut pas modifier l’être humain, car c’est l’être humain qui altère toujours le système, ainsi que le démontre l’histoire. Si vous ne changez pas maintenant vous ne changerez jamais parce que le changement remis au lendemain ne sera qu’une modification et non pas une transformation. La révolution est maintenant, non demain.

Quel est le but que poursuivent la plupart d’entre nous ? Quel est notre désir le plus profond ? Nous sommes probablement presque tous, à la poursuite d’une sorte de bonheur, d’une sorte de paix. Dans un monde où règnent le désordre, les luttes, les conflits, les guerres, nous voulons trouver un peu de paix dans un refuge. Mais, est-ce le bonheur que nous cherchons ou une sorte de satisfaction dont nous espérons tirer du bonheur ? Le bonheur et la satisfaction sont deux choses différentes. Peut-on « chercher » le bonheur ? Peut être est-il possible de trouver une satisfaction, mais peut-on « trouver » le bonheur ? Nous devons donc savoir si c’est le bonheur que nous voulons ou une satisfaction ?

Notre réelle difficulté est de clarifier notre intention. Et la question se pose : la clarté est-elle possible ? Existe-t-il une satisfaction permanente ? Et si vous êtes à la recherche de cette satisfaction indéfiniment durable que vous appelez Dieu, la vérité (ou autrement) ne devez-vous pas savoir ce que vous cherchez ?

La vérité pourrait n’avoir aucun rapport avec tout ce que vous poursuivez et elle est entièrement différente de tout ce que l’on peut voir, concevoir et formuler. Donc, préalablement à cette recherche d’une permanence, n’est-il pas nécessaire de comprendre le chercheur ? Le chercheur est-il différent de l’objet de sa recherche ? Le penseur est-il autre chose que la pensée ? Ne sont-ils pas un seul et même phénomène plutôt que deux processus séparés ? Et ces questions n’entraînent-elles pas la nécessité de l’objet de sa recherche ?

Tant que je ne me comprend pas, ma pensée n’a pas de base et toutes mes recherches sont vaines. Je pourrai fuir les difficultés, les luttes, les conflits ; adorer telle ou telle personne ; chercher mon salut chez autrui : mais tant que je serai dans l’ignorance de moi-même, ma pensée, mes sentiments, mon action n’aura pas de base. L’enseignement nous dit « connais-toi ». Car ce que nous sommes, le monde l’est aussi, et si nous sommes mesquins, jaloux, vains, avides, c’est cela que nous créons autour de nous, c’est cela la société où nous vivons. Bref, si vous n’êtes pas conscients de tout ce qui fait votre conditionnement, lequel est la substance de la pensée et son origine, ne voyez-vous pas que votre recherche est futile, que votre action n’a pas de sens ?

Se connaître c’est s’étudier en action, laquelle est relation. La difficulté est que nous sommes impatients. La connaissance de soi n’a pas de limite ; elle ne mène pas à un accomplissement, à une conclusion. C’est un fleuve sans fin. Plus on y plonge, plus grande est la paix que l’on y trouve.

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Celui qui est capable, en se comprenant lui-même, de donner naissance à ce bonheur créatif, à ce « quelque chose » vécu qui n’est pas du monde de la pensée, peut-être produit-il une transformation autour de lui dans ses relations immédiates, donc aussi dans le monde où nous vivons.

L’individu est-il une fin pour la société ou un pantin à instruire, exploiter et à mener à l’abattoir pour les besoins de la guerre ? Tel est le problème qui se dresse devant nous ; c’est le

problème du monde actuel ; l’individu est-il un instrument de la société, une pâte à modeler, ou la société existe-elle pour l’individu ?

La société est-elle plus importante que l’individu. Si cela est vrai, il nous faut abandonner notre individualité et travailler pour la société ; laquelle, ensuite s’en débarrassera, le liquidera, le détruira. Mais si la société existe pour l’individu, sa fonction n’est pas de lui apprendre à se conformer à un modèle quel qu’il soit, mais de lui insuffler le sentiment, l’appel de la liberté. Il nous faut donc trouver lequel de ces deux points de vue est faux. Ce problème est vital, n’est-ce pas ?

La solution ne dépend d’aucune idéologie, car si s’était le cas, elle serait une affaire d’opinion. Les idées sont toujours une source d’inimitié, de confusion, de conflits. Un fait ne peut jamais être nié. C’est l’opinion sur un fait qui est toujours discutable. L’idée que l’on se fait sur un événement est le résultat d’un conditionnement. Adopter cette méthode ne permet pas de connaître la vérité. La première tâche de l’éducation doit être d’éveiller l’individu à une liberté d’esprit. Un problème n’est jamais statique ; il est toujours neuf, qu’il s’agisse de la famille, de psychologie ou d’autre chose. Donc, pour le comprendre, l’esprit doit être constamment frais, clair, rapide.

Il y aucun espoir en dehors d’une constante évolution intérieure, parce que si elle fait défaut l’action extérieure devient une répétition, une habitude. Et c’est parce que cette révolution intérieure n’a pas lieu que la société est statique, cristallisée ; et c’est vous et moi qui avons créé cette société actuelle. Ce que vous êtes intérieurement a été projeté à l’extérieur, sur le monde. Les rapports entre « moi et l’autre » sont la société. Celle-ci est le produit de nos relations réciproques, lesquelles étant mal posées, égocentriques, étroites, limitées, nationales, engendrent par projection, un chaos – Ce que vous êtes, le monde l’est. Votre problème est le problème du monde.

La solution est dans le responsable du problème, dans le responsable de la catastrophe, de la haine, de l’énorme incompréhension qui existe entre les êtres humains. Ce responsable est vous et moi, et non le monde tel que nous nous le représentons. Le monde n’est pas séparé de nous, nous sommes lui et nos problèmes devons commencer par nous-mêmes ; et dès lors ce qui importe c’est l’intention. Il est important de comprendre que là est notre responsabilité. Si nous nous transformons, peut-être pourrons-nous affecter un monde plus vaste, par l’extension de nos rapports avec autrui.

Ce n’est pas un processus d’isolement qui nous retirerait du monde, car il est impossible de vivre isolé. Être c’est être en relation : il n’y a pas de vie isolée. Ce sont les relations dont la base est erronée qui provoquent les conflits, les malheurs, les luttes. Si nous parvenons à transformer nos rapports dans notre monde, fût-il étroit, cette action peut-être comme une vague qui ne cessera de s’étendre. Pour cela, il est indispensable de se connaître soi-même. Mais pour se comprendre, il faut que l’intention y soit. Ainsi, se transformer soi-même c’est transformer le monde, parce que nous sommes à la fois le produit et une partie intégrante du processus total de l’existence humaine.

L’on doit se connaître tel que l’on est, et non tel que l’on désire être ; l’on ne peut transformer que ce qui « est ». Tandis que ce que l’on voudrait être n’est qu’un idéal, une fiction, une irréalité. Si vous voulez vous connaître tel que vous êtes, n’essayez pas d’imaginer ce que vous n’êtes pas : si je suis avide, envieux, violent, mon idéal de non-violence aura bien peu de valeur. Mais savoir vraiment que l’on est avide et violent, le savoir et le comprendre, cela exige une perception aiguë, et

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de l’honnêteté, et une pensée claire. Tandis que poursuivre un idéal éloigné de ce qui « est » est une évasion qui nous empêche de découvrir ce que nous sommes et d’agir directement sur nous-mêmes.

La compréhension non déformée de ce que vous êtes – laid ou beau, malfaisant ou élément de désordre – est le commencement de la vertu. La vertu est essentielle, car elle confère la liberté. Et la vertu est essentielle dans une société qui se désintègre rapidement. Sans vertu il n’y a pas de liberté.

Si nous voulons comprendre une personne, nous ne devons pas la condamner, mais l’observer, l’étudier. Il me faut aimer la chose même que j’étudie. De même, pour comprendre « ce qui est », vous devez observer ce que vous pensez, ressentez et faites d’instant en instant. C’est cela l’actuel. Toute autre action ; idéologie, tout idéal n’ont rien d’actuel ; ce ne sont que des souhaits, des désirs fictifs d’être autre chose que ce qui « est ». Et pour cette compréhension il faut un esprit en lequel il n’y a ni identification ni condamnation.

La difficulté, pour la plupart d’entre nous, est que nous ne nous connaissons pas directement, mais que nous sommes à la recherche d’un système, d’une méthode, d’un moyen d’action qui résoudraient les nombreux problèmes humains.